Lorsqu’il est question de denrées et d’alimentation durables, saines et respectueuses de l’environnement, ce sont les consommateurs et consommatrices, les commerces de détail et l’agriculture qui sont tenus responsables. Un secteur n’est que rarement mentionné : la restauration. Cette dernière dispose pourtant d’un vaste rayon d’action pour établir auprès du grand public les produits de l’agriculture durable qu’ils soient bio ou issus de l’agriculture régénérative ou d’autres méthodes de production agro-écologiques.
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(VA) En réalité, les restaurants entièrement bio sont très rares en Suisse. Trois projets visant à une utilisation accrue de produits bio dans la restauration publique (crèches, écoles, universités, hôpitaux, établissements médicosociaux, administrations) sont actuellement prévus en Suisse. C’est ainsi qu’à Bienne par exemple, le projet d’une nouvelle cuisine de production centralisée pour les crèches, les hôpitaux, etc., prévoit de cuisiner uniquement avec des produits bio et régionaux dès 2023.
Les coûts ne sont pas les seuls obstacles
Quelles sont les causes de la part limitée de produits bio dans la restauration en Suisse ? Tentons de les établir sur la base d’entretiens avec les responsables de deux restaurants et des personnes de la branche.
1. Le restaurant végétarien et végane tibits parle par exprérience, car ses propriétaires s’efforcent d’étoffer constamment leur offre en matière de produits bio. La plus grande partie des produits d’origine animale tels que le lait et le fromage sont déjà bio, tout comme les produits de boulangerie. Pourtant, la certification bio se heurte à des obstacles. Elle est complexe et engendre des coûts et un investissement personnel. À titre d’exemple, l’entrepôt et le flux de marchandises doivent, du point de vue logistique, être séparés des produits conventionnels et des autres labels. De plus, à côté des contrôles légaux de l’inspectorat des denrées alimentaires, des contrôles annuels supplémentaires sont effectués par un inspecteur bio.
2. tibits constate également que le prix du bio par produit est de 20 et 50 % plus élevé que celui des produits conventionnels, ce qui se répercute en fin de compte sur le prix de vente. Bio Suisse appuie cette déclaration : « Le supplément pour les produits bio varie entre 0 et 300 %. Il est ainsi évident que certains produits ne peuvent quasiment pas être utilisés dans la restauration. Inversement, cela signifie aussi qu’il existe des produits bio dont le prix seul n’est pas un obstacle. »
3. Après une brève recherche, on constate rapidement que la disponibilité des produits issus de l’agriculture durable est liée à une grande incertitude pour les restaurateurs·trices. D’autant plus qu’à l’heure actuelle, le client souhaite se voir offrir de tout à tout moment. De nombreux restaurants travaillent avec des plats précuisinés qu’ils se procurent auprès de la grande distribution. Il leur manque souvent les connaissances et les structures pour acheter et cuisiner eux-mêmes des produits frais régionaux et de saison.
4. La formation dans le domaine de la restauration et de la cuisine représente inévitablement aussi un point de friction. Bio Suisse confirme la déclaration d’un apprenti cuisinier selon laquelle l’utilisation de produits et de concepts durables n’est pas enseignée et très peu souvent abordée.
5. Il n’existe aucun point de contact ni source d’informations quant à l’utilisation de produits de saison, régionaux et agroécologiques. C’est ce qu’a constaté un pop-up restaurant Zero Waste régénératif. Les responsables on dû consacrer beaucoup de temps à la recherche, la mise en œuvre puis à l’élaboration de la carte. Ils n’ont trouvé aucune plateforme ni organisation à l’intention des restaurants proposant des informations relatives à la reconversion bio.
6. Enfin, la logistique joue également un rôle : Bio Suisse déclare qu’il n’y a par exemple en Suisse aucun fournisseur de légumes préparés dans le domaine du bio. Cela signifie que les restaurateurs·trices en achèteraient probablement si un fournisseur les proposait, et vice versa. Pour permettre aux agriculteurs·trices bio de rivaliser avec le reste du marché, Bio Suisse estime qu’il faut les intégrer dans les systèmes de planification des magasins et des cuisines des grands acteurs du marché.
Tout cela montre que les restaurateurs·trices doivent d’abord surmonter de nombreux obstacles afin de laisser derrière eux les connaissances qui leur ont été enseignées et le système imposé.
Le conseil et une étroite collaboration sont essentiels
Martin Ott, directeur de la formation biodynamique à Rheinau, le constate lors de notre entretien : un changement fondamental s’impose au niveau du comportement et de la logistique dans le commerce et la restauration. Il estime toutefois que cette mutation n’est pas facile à entreprendre. En plus du changement nécessaire dans la tête des gens, les agriculteurs·trices et les restaurateurs·trices devraient collaborer davantage et plus étroitement. La faiblesse face à la logistique et à l’approvisionnement des groupes mondiaux et des grandes entreprises pourrait ainsi se muer en une force régionale axée sur l’artisanat et la diversité.
Ces chaînes de valorisation doivent néanmoins être élaborées en premier lieu. L’exemple du Danemark donne une idée de ce qui pourrait être efficace en Suisse également. En l’espace de dix ans, 1600 cuisines publiques et privées de Copenhague et d’Aarhus sont parvenues à atteindre une part de bio allant jusqu’à 90 % et ce, en grande partie sans augmentation des coûts. Cela a été possible grâce à un changement fondamental : davantage d’ingrédients frais, de nouvelles recettes, des aliments préparés sur place, moins de produits finis et moins de viande ainsi qu’une réduction massive des pertes de denrées alimentaires. Les principaux facteurs de ce succès reposent sur les impulsions ciblées de la politique, une collaboration étroite de toutes les parties prenantes et un soutien direct dans les cuisines fourni par la fondation Copenhagen House of Food.
L’expérience du Danemark le prouve : il vaut la peine d’investir de l’argent dans la formation et le conseil. Grâce aux conseils de la fondation House of Food de Copenhague, on utilise désormais 90 % de produits bio, en particulier dans les petites cuisines. Les cuisines centrales atteignent même 60 à 70 %.
Il est temps de changer de système
Le problème ne vient en fait pas des acteurs isolés, mais du système. Un changement de système doit s’opérer dans de nombreux domaines. Beaucoup de chefs se servent auprès de la grande distribution, car les menus sont ainsi plus faciles à planifier et la quantité est garantie. La connaissance des produits régionaux et de saison, de nouvelles recettes et de la planification des menus peut inverser cette attitude. Dans ce cadre, le contact direct avec les agriculteurs·trices est crucial, car une étroite collaboration peut faciliter la planification et la reconversion. Car une chose est claire – on ne peut pas tout simplement commander en version bio auprès de la grande distribution les produits conventionnels utilisés jusqu’ici. Il est évident qu’il manque en Suisse un interlocuteur pour faciliter la conversion. Un accompagnement du début à la fin par des spécialistes permettrait de lever les obstacles liés à la reconversion.
Bio Suisse assume désormais de cette tâche et souhaite ainsi résoudre les problèmes soulevés.
L’importance de la politique
Pour nous, et peut-être pour vous aussi chères lectrices et chers lecteurs, il est évident qu’à l’image du Danemark, la politique a un rôle essentiel à jouer pour qu’un changement efficace puisse se produire dans la restauration. La politique suisse dispose de nombreuses possibilités pour encourager cette mutation de manière concrète. Elle peut investir durablement dans la formation, la logistique et les structures de transformation, fonder une organisation, telle la House of Food à Copenhague, qui s’occuperait de la formation continue et du conseil dans les cuisines, lancer des initiatives contre le gaspillage des denrées alimentaires, créer un campus d’innovation ou promouvoir l’agriculture agroécologique plutôt que l’agriculture conventionnelle. Elle devrait notamment fixer un objectif quant au calendrier et au pourcentage minimal d’aliments ou de produits bio issus de la production agroécologique que nous voulons introduire dans la restauration publique.
Les possibilités et les actions requises existent et ont déjà été élaborées. C’est pourquoi en Suisse, nous n’avons aucune raison de retarder ce changement ou de le réaliser qu’à moitié. Si la politique suisse continue de résister aux changements en vue d’un monde plus durable (pas uniquement dans le secteur de la restauration), nous serons bientôt à la traîne en Europe, d’autant plus que les progrès sont rapides, notamment chez nos voisins français, allemands et autrichiens.
Toute personne a droit à une alimentation saine et la Suisse s’y est engagée en vertu du droit international. Il est donc temps de rendre la nourriture saine accessible.